samedi 26 juillet 2025

CESSION DES DROITS : « CETTE DEMARCHE DES AUTEURS NOUS AIDE VRAIMENT »

La cession des droits aux éditeurs africains permet de rendre disponible les livres d’auteurs du continent publiés à l’étranger. Cette approche qui s’inscrit peu à peu dans les pratiques éditoriales francophones permet de donner une vie africaine à ces auteurs publiés hors du continent, en rendant leurs œuvres disponibles à des prix accessibles.

Par Soultan TMP

Quarante-six ans après la première édition du livre La parole aux négresses de l’écrivaine sénégalaise Awa Thiam, les éditions Saaraba propose une réédition de cet essai féministe dont les seuls exemplaires qu’on retrouvait, difficilement au Sénégal et en Afrique, étaient celles de 1978, publié aux Éditions Denoël, maison d’édition française. La mise à disponibilité de ce livre aux africains vient répondre à un constat global de Souleymane Gueye, promoteur de Saaraba et de la librairie Plumes du monde à Dakar au Sénégal « J'ai découvert en tant que librairie une catégorie de livres qui sont ceux édités hors d'Afrique, ayant pour grande partie comme cible des publics africains, et qui ont disparu des rayons des librairies, faute de réédition. » souligne Souleymane Gueye.

Les écrivains africains édités à l’étranger, bien que reconnus mondialement, ne sont pas assez lu chez eux. Dans un sondage du Café Des Mots, 11 internautes sur les 22 qui ont répondus au questionnaire ne possèdent pas d’exemplaire du premier Goncourt Africain, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr, faute de moyens. Pourtant le livre, suite à un accord avec son éditeur, est vendu à 9000 frs (13,71 £) en Afrique, soit 7 euros moins cher qu’en Europe pour la même édition. L’inaccessibilité de La plus secrète mémoire des hommes malgré cet accord démontre peut être que la meilleure alternative reste la cession des droits. Pour un pays comme le Cameroun où le SMIG est de 41 875 F CFA (63,8 euros), ce livre reste cher. 63% des personnes ayant participés à ce sondage ont à ce jour acheté moins de 5 livres d’auteurs africains publiés à l’étranger. Et pourquoi ? Parce qu’ils les trouvent hors de prix.

 

 « Le soutien des auteurs est capital et salutaire »

Pour pallier cette problématique, les écrivains africains depuis quelques années s’arrangent à réserver des droits pour des éditeurs sur le continent. François Nkeme, promoteur des Editions Proximité se réjouit de bénéficier de la confiance que Djaïli Amal lui a accordée pour ses livres Cœur du sahel et plus récemment Le harem du roi, tous deux édités aux Editions Emmanuel Collas en France. « J’ai les droits sur toute l’Afrique francophone de ce livre. Cette démarche des auteurs nous aide vraiment » affirme François Nkeme. « Le soutien des auteurs est capital et salutaire » abonde Souleymane Gueye.

A Paris, JC Lattès, éditeur du Prix voix d’Afriques est dans la même démarche de collaborer avec des maisons d’éditions du continent. Deux mois après l’édition française du prix voix d’Afriques 2024 Ces soleils ardents, l’auteur, Nincemon Fallé, annonçait sur ses réseaux sociaux la disponibilité d’une deuxième version produite par la maison d’édition La case des lucioles, basée à Abidjan. En mai 2024 au Salon International du livre d’Abidjan (SILA), le stock de la version africaine a été épuisé. « Entre la version française qui coute 15 000 frs et la version africaine qui coute 5000 frs, le choix est vite fait » remarque Nincemon Fallé, qui trouve que c’est bien que les deux éditions soient sorties de manières rapprochées, afin que le lectorat africain découvre le livre au même moment que celui de la France. « L'éditeur local a la faculté d'adapter l'ouvrage aux réalités de son marché, en choisissant par exemple un format et un façonnage différent » explique Souleymane Gueye, qui pense que la cession de droit peut permettre de réduire le coût du livre, en supprimant des charges comme les frais de douanes ou de transport du livre.

Ça marche. Mais encore…

La cession des droits se révèle être une véritable opportunité pour les éditeurs africains. Tout le monde s’y met. Les auteurs s’arrangent à réserver des droits pour des éditeurs locaux, les éditeurs africains proposent des collaborations aux éditeurs étrangers, eux-mêmes ouverts à ces collaborations. Et aussi il y a l’alliance internationale des éditeurs indépendants avec la collection Terres solidaires qui rééditent des textes d’auteurs africains édités en France et cèdent des droits à des maisons d’édition en Afrique. Proposés à 3500 frs (5,33 £), ces rééditions s’arrachent comme des petits bouts de pain sur le continent.

Aujourd’hui au Cameroun, il est impossible de trouver une seule version africaine de Ceux qui sortent dans la nuit de Mutt Lon dans une librairie. Pourtant la demande de ce livre est forte. Ange Mbelle, promotrice du réseau de distribution de livres en Afrique Le grand vide grenier affirme ne pas douter du succès de ce livre s’il était réimprimé. Elle confirme que cette démarche de cession de droit marche, mais déplore le laxisme des éditeurs locaux « Ils ne considèrent pas la subvention comme une impulsion. Généralement quand le stock subventionné est terminé, c’en est fini pour la version africaine. Ou ils attendent une deuxième subvention » regrette Ange Mbelle.

La cession des droits est sans doute la meilleure approche éditoriale pour le moment en Afrique francophone. Elle arrange tous les acteurs du livre sur le continent. Les éditeurs ont des contrats et font des tirages considérables, les distributeurs et libraires écoulent leurs commandes rapidement, les lecteurs sont satisfaits du coût, et enfin, les auteurs sont lus chez eux. C’est toute une industrie du livre qui tourne à sa manière et qui mérite d’être consolidée.

On fait mieux chez les Anglos

La cession des droits est aussi pratiquée en Afrique anglophone. Là-bas, le processus de négociation des droits est soit entamé par un éditeur local, soit l’éditeur originel propose pro activement les droits du livre à la vente. « En acquérant les droits de cette manière, nous maitrisons les moyens de production, ce qui nous permet de gérer efficacement les couts » explique Anwuli, cofondatrice de la maison d’édition nigériane Narrative Landscape Press, qui a publié la version africaine de Dream Count, le dernier livre de la célèbre écrivaine nigériane Chimamanda Adichie. L’éditeur originel de Dream Count est Knopf, éditeur américain. Son édition du livre de Chimamanda coute 27 euros, pendant que celui de Narrative Landscape Press est proposé à 11, 31 euros. Cette version africaine de Dream Count marche bien dans le marché local. 10 000 exemplaires de ce livre ont été écroulés seulement le premier trimestre après sa sortie en mars 2025. « Nous avons vendu 4000 exemplaires les 15 jours suivant la sortie du livre » ajoute Anwuli Ojogwu.

Mais cette éditrice ne se limite pas à l’approche de l’acquisition des droits pour rendre les livres d’africains plus accessibles dans le continent. Comme d’autres éditeurs anglophones d’Afrique, elle acquière aussi les licences de distributions. C’est le cas du livre Small Worlds de Caleb Azumah qui est édité chez Penguin Books. Il coute 9,9 euros, pendant que le même livre au Nigeria coute 3,11 euros. « L’éditeur originel conserve le contrôle total de la production tout en vendant le titre final à des éditeurs comme nous, en appliquant un gros rabais sur le cout du livre  » témoigne Anwuli. Sur les 2000 exemplaires de Small Worlds commandées par Narrative Landscape Press, 1000 exemplaires ont déjà été écoulés. Ce qui selon Anwuli, est un bon chiffre pour un auteur peu connu comme Caleb Azumah.

En plus de ces deux approches d’acquisition des droits des œuvres et de licence de distribution, les éditeurs britanniques comme Heinemann, Random House, Longman ou Macmillan ont ouverts des filiales sur le continent. Ces maisons fonctionnent aujourd’hui comme des entités locales, autonomes sur le plan éditorial et commercial, décolonisant ainsi le commerce du livre, qui reste encore « très cloisonné, très « modèle ancien » » écrit Pierre Astier dans une Tribune publiée en 2014 dans le journal Le Monde dont le titre est Mondialisons l'édition française! Une décennie après cette Tribune de Pierre Astier, les grandes maisons d’éditions francophones continuent d’importer les talents africains. Les auteurs publiés localement peinent à exister dans une Francophonie qui se revendique pourtant Glocale.

 

 

 

 

 

 

 

 

               

 

jeudi 29 mai 2025

Ngugi wa Thiongo : Nationaliste Culturel

Ngugi wa Thiongo est un écrivain Kenyan qui avait décidé de ne plus écrire en la langue du colonisateur. Il est d’ailleurs emprisonné pour avoir fait jouer sa pièce de théâtre en sa langue maternelle, le Kikuyu. Traduit en plusieurs langues, il a incarné un nationalisme culturel qui s’exprime par l’écriture. C’est un auteur majeur de la littérature africaine qui s’est éteint le 28 mai 2025 en Géorgie aux Etats unis à l’âge de 87 ans

Par Soultan Tmp

Considéré comme le plus grand écrivain kenyan, Ngugi Wa Thiongo s’en va, laissant derrière lui une œuvre aussi grande qu’elle est authentique. Authentique de par son écriture. Depuis 1977, après avoir été emprisonné pour avoir fait jouer sa pièce de théâtre Je me marierai quand je voudrai en plein air en Kikuyu, sa langue maternelle, Nguigi Wa Thiongo décidera d’écrire son prochain ouvrage en cette langue. «  Je me devais de continuer à écrire dans la langue qui m’avait valu d’être incarcéré » confie-t-il en 2017, dans le magazine Telerama. A partir de sa cellule de prison, Ngugi Wa Thiongo écrit Caitaani mutharab-Ini, littéralement : Le diablesur la croix, son premier roman en Kikuyu qui sera publié chez Heinemann dans la collection  African Writers Series. « Le retour au kikuyu n’était pas seulement un retour à une forme d’authenticité. L’idée était surtout de changer de point de vue sur le monde et la place qu’on y occupe », explique l’universitaire Aurélie Journo. C’est vers la fin des années 80 qu’il décide de n’écrire qu’en Kikuyu. Dans son dernier livre en anglais, à partir de l’Angleterre où il vit exilé de son kenya natal, il fait ses adieux à l’anglais, cette langue qui, « plus qu’une langue : devient la langue, devant laquelle toutes les autres durent s’incliner révérencieusement », note-t-il, en 1986, dans son essai majeur, Decolonising the Mind (Heinemann, 1986), traduit en français en 2011.

Ngugi Wa Thiongo est l’un des auteurs majeurs de la littérature Africaine. Sa littérature aussi riche qu’engagée, qui depuis les premières publications de l’auteur kenyan dénoncent les injustices néo coloniales, lui ont valu de figurer à maintes reprises dans la short List des favoris pour le prix Nobel de littérature. Un prix qu’il considère comme valorisant, mais pas essentiel. Je ne considère pas cela comme une consécration » se confiait-il en 2017 à Telerama. Comme quoi, comme pour la langue, Ngugi wa Thiongo n’attendait pas le prix Suedois pour valider son écriture.

Né James Ngugi un 5 janvier 1938 au Kenya, il mourra Nguigi wa Thiongo, à l'âge de 87 ans. Romancier, dramaturge, essayiste et universitaire, il mourra loin de sa terre natale, le Kenya. Cette terre qu’il avait quittée en 1977. Il y retournera en 2004, avant de s’exiler à nouveau, pour sa sécurité. Il s’est éteint le 28 mai dernier. Et la pièce de théâtre qui lui avait valu la prison, aujourd’hui, est libre d’être jouée au Kenya.

 

 

vendredi 23 mai 2025

Biktusi Féminin : Le langage erotique

Joseph Fumtim écrit un livre qui s'intéresse à la gent féminine dans le Bikutsi. Ce livre présente un Bikutsi erotisé par les femmes qui l'incarnent au Cameroun.

Par Soultan Tmp

Parler des femmes dans le Bikutsi c'est presque faire une tautologie, parce qu'au commencement de cette musique, étaient les femmes. Et si aujourd'hui Joseph Fumtim propose un livre qui se penche sur la gent féminine dans le Bikutsi comme industrie musicale, c'est parce qu'au commencement, cette fois, étaient les hommes. Puis vinrent les femmes, fortuitement d'ailleurs. De Anne Marie Nzie à Mani Bella en passant par K-Tino ou Lady Ponce, la destination Bikutsi n'a pas toujours été calculée. Même si certaines chantent depuis leur enfance. Ces artistes, de generations différentes, d'horizons divers, vont incarner selon leur époque, leurs influences et leurs aspirations, un Bikutsi à leurs manières, arrachant la scène aux hommes. Et là, nous sommes véritablement dans les années 90, avec pour égérie, une certaine Cathy de Tino qui s'affranchira de Tino Baroza, reinventant le Bikutsi autant qu'elle se reinvente elle-même sous l'appellation de K-Tino qu'on lui connaît aujourd'hui.

K-Tino incarne une reformualation du Biktusi qui se raconte par le corps. Tenues, gestuelles... tout accessoire qui saurait mettre leurs formes en spectacle. Ce discours du corporel est accompagné des jurons, aphorismes ou onomatopés qui nourrissent un Bikutsi désormais erotique. Joseph Fumtim cite des titres comme Afibel de K-Tino où elle ordonne aux hommes " Accélérez la tige",  de Coco argentée dans Fallait pas qui dit " j'ai envie de, envie de faire" ou de Lady Ponce dans son titre Là Là Là qui dit " Si tu peux, si tu veux, fais moi vibrer"

Joseph Fumtim regrette un Bikutsi dont les valeurs ont été sacrifiées à l'autel du spectaculaire encouragé par l'arrivée de la télévision et la réalisation des vidéos clips. L'événement marquant le grand tournage, selon l'auteur, est l'invitation de Tsala Muana, en 1991, pour une prestation à la télévision nationale, Crtv. Ses déhanchements, ses états sur scène et ses caresses vont faire la UNE des journaux et alimenter les débats.

Les matrones du Bikutsi moderne ont le mérite de le rendre populaire. Empruntant ici et là des vocables et des méthodes peu ou prou appréciés des conservateurs. L'auteur souligne une forme d'Atalaku-Bikutsi dont Amazone, selon l'auteur, se revendique en être la promotrice. Joseph Fumtim cite des titres comme Ancien Yéyé de K-Tino ou Donner Donner de Lady Ponce. L'Atalaku Bikutsi va s'articuler autour des footballeurs et géants de la finance, des hommes de média, des ministres et de hauts dignitaires de la République. Et puis principalement, selon l'auteur, autour de Chantal Biya, la Première dame du Cameroun.

Les femmes jouent désormais les premiers rôles dans le Bikutsi. Elles ont même leurs propres maisons de production. Poto Poto, Ponce Attitude ou Pala Pala Bande de K-Tino, Lady Ponce et Mani Bella respectivement. Mais l'auteur rappelle que le travail de studio demeure l'apanage des hommes. Seule Sally Nyolo, multi-instrumentiste et directrice artistique en plus d'être chanteuse se distingue de toutes les autres matrones du Bikutsi. La qualité de ses livraisons est largement tributaire de l'autonomie et l'indépendance qui est au cœur de sa démarche. Une démarche dont les bikutsistes, selon l'auteur, devraient emprunter, afin de réduire les inflexions éthiques auxquelles elles sont parfois soumises.

Ce livre au cœur du Bikutsi féminin, raconte un art musical aux influences plurielles. Le Bikutsi a su se saisir des mutations technologiques, infrastructurelles ou sociopolitiques de son environnement pour rester sous les feux des projecteurs. Parfois au détriment de sa nature et de son discours. Lui donnant un succès bien relatif selon l'auteur. Il évoque un classement 2015 du célèbre magazine Forbes des 30 artistes africains les plus influents de l'année. Lady Ponce et Mani Bella ferment la queue, respectivement 28eme et 29eme.

Joseph Fumtim propose un livre unique qui s'ajoute à la littérature sur le Bikutsi et dans une certaine mesure sur le peuple Ekang, duquel le Bikutsi est originaire, tirant ses racines du Mvet, qui en plus d'être un instrument musical, est aussi un ensemble de récits qui sont accompagnés dudit instrument. Ce livre qui raconte la vitalité et les glissements du Bikutsi féminin pose un regard transversal sur cette musique, la comparant parfois à d'autres musiques d'Afrique, questionnant ses expressions, comprenant même parfois ses mutations et exposant son environnement. L'auteur n'arrive pas à dissimuler, même s'il le voulait, sa nostalgie d'un Bikutsi d'antan où l'on chantait plutôt que ne gémissait, où l'on dansait plutôt que ne se tremoussait.

Joseph Fumtim n'est pas à son premier livre sur le Bikutsi. Dans la même collection Interlignes des éditions Ifrikiya, il publiait en 2013, avec Anne Cillon Perri, Zanzibar et les têtes brûlées : La passion Biktusi. Son livre survient dans un contexte où la musique camerounaise en général se questionne sur son itinéraire. Le Bikutsi aussi assurément, evahi de plus en plus par des imposteurs qui brandissent le drapeau de la révolution. Une "révolution" qui pousse à une réévaluation d'un Bikutsi du charnel qui ne réussit pas à séduire le monde.

Ce livre fait parler les chanteuses de Bikutsi, les philosophes, écrivains et journalistes qui se sont exprimés sur cette musique. Cette polyphonie justifierait peut-être le mot Chœur sur le titre de l'œuvre, Au Chœur des Reines du Bikutsi. C'est donc un livre qui fait parler des femmes dans le Bikutsi. Un Bikutsi en perpétuel mutations, toujours en quête d'un nouveau souffle, d'une nouvelle expression. Un Bikutsi qui n'a certainement pas dit son dernier mot.

Livre : Au chœur des reines du Bikutsi 
Pages : 187 
Editeur : Editions Ifrikiya 

samedi 5 avril 2025

Bel Abîme : " On n'imagine pas ce que ressent un enfant quant il faut qu'il se fasse encore plus petit qu'il n'est "

Yamen Manaï propose un court récit qui nous met dans la peau d'un adolescent en colère contre le monde. Ce roman qui a remporté plusieurs prix est édité aux éditions Elyzad. 

Par Soultan Tmp 

Bel abîme est le cri fiévreux d'un adolescent qui tombe dans l'abîme d'une société corrompu jusqu'à la cellule familiale. Son père - bourreau, symbolise à lui seul tous les vices et travers d'une société hypocrite qui se fourvoie. Une société en panne d'empathie.

Dans ce récit - dialogue, le protagoniste se livre successivement dans un échange tendu, sincère et philosophique avec un avocat et un médecin qui l'écoutent plus qu'ils ne parlent, plus qu'ils ne le conseillent. Le comprennent ils même ? L'adolescent est presque en transe, prêt à aller au procès. Il ne niera rien. Il dira ce qu'il pense. Il pensera ce qu'il dit. Il dira juste la vérité. Et tant pis si vous le trouvez mal appris ou injurieux. Tant pis s’il devait aller en prison, qu'on lui promette juste qu'il y aura des livres là-bas. 

La maison de ses parents est déjà une prison. Ses parents font déjà de bons geôliers. Seule Bella lui donnait goût à la vie. Leurs yeux s’étaient croisés une après-midi morose de novembre alors qu’il rentrait de classe. Elle avait des yeux verts. Et lui des étoiles pleins les yeux. Il lui tendit sa main et en arracha plustard pour elle. Il aimait Bella. Et Bella lui rendait bien cet amour inconditionnel. Mais deux amours réciproques font toujours peur au monde. En tout cas, l'entourage de l’adolescent n’admettait pas cet attachement à Bella qui lui donnait des ailes. 

Ce texte de Yamen Manaï se déroule à Tunis, ville de naissance de l'auteur. Yamen Manaï nous livre un récit poignant et intime qui résonne dans chacune de nos sociétés, dans chacune de nos familles, en chacun de nous. Ce livre sans fards révèle nos maladresses, nos hypocrisies, notre cruauté et surtout, notre indifférence. L'indifférence d'une société qui brise tout ce qu'elle attrape. Bel abîme c'est l'histoire d'un adolescent brisé. 

Édité en 2017 aux éditions Elyzad, Bel Abîme a remporté des prix parmi lesquels Le prix de littérature arabe, le prix orange du livre en Afrique ou le prix roman metis des lycéens. Il fait 120 pages, se lit facilement parce qu'il est court et aussi parce qu'il est aussi bien captivant qu'il est bien écrit. L'auteur a trouvé les mots juste pour exprimer chaque emotion de l'adolescence en revolte contre le monde qui l'étouffe. "On n'imagine pas ce que ressent un enfant quant il faut qu'il se fasse encore plus petit qu'il n'est " regrette l'adolescent. 

samedi 22 mars 2025

Prix Kourouma 2025 : "Ce livre donne à lire une Afrique possible"

 Je remercie la nuit de Véronique Tadjo a été édité aux éditions Memoire d'encrier. Cette maison d'édition basée à Montréal a été fondée en 2003. Son promoteur Rodney Saint-Eloi parle de ce livre et de sa collaboration avec l'auteure dans cette interview 

Par Soultan Tmp 

1. Vous êtes l’éditeur du livre Je remercie la nuit qui a remporté le prix Ahmadou Kourouma 2025. Qu’est-ce que cette distinction représente pour votre maison d’édition ?

Bonjour. Cette distinction est un immense honneur pour Mémoire d’encrier. Le prix Ahmadou Kourouma m’est d’autant plus précieux que j’ai rencontré  Ahmadou Kourouma, et qu’il est l’un des fondateurs de cette littérature africaine sub-saharienne. C’est aussi un hommage à Véronique Tadjo, à son travail et à la force de son imagination. Elle nous offre un continent, loin des poncifs et des attentes. Ce Prix nous rappelle que l’Afrique a sa parole et sa vision, pour regarder et réinventer le monde.

2. Comment s’est passé le processus de production de ce livre avec Véronique Tadjo qui n’était pas à son premier roman ?

Cela a pris du temps et du travail. Beaucoup de médiations. Beaucoup de retours. Le livre s’est fait lentement et avec amour, car, Je remercie la nuit est pour nous une œuvre fondamentale. Véronique Tadjo y a mis tout son cœur. Effectivement, Véronique est une autrice connue. Je l’avais rencontrée en Haïti, il y a plus de 30 ans, et je suivais ses écrits. Et je me disais toujours que cette autrice demande à être mieux connue, mieux lue, et mieux considérée. C’est le gros du travail. Alors, je dis honneur et respect à cette grande dame qu’est Véronique Tadjo. Et à celles et ceux qui ont, par ce Prix, prolongé ou renouvelé la voix de Kourouma. Je pense naturellement à Hemley Boum, Beata Umubyeyi Mairesse, Tierno Monénembo, Emmanuel Dongala, Bessora, Max Lobe, David Diop, Max Lobe, Mbougar Sarr, Scholastique Mukasonga, Sami Tchak. 

3. Le processus de réalisation d’un livre implique de longs et profonds échanges entre l’éditeur et l’auteur.e. Qu’est-ce qui a été le plus difficile à concéder ou à proposer à Véronique Tadjo ?

Rien n’a été difficile. La conversation était longue. Longue sur Flora et Yasmina, les deux protagonistes du roman. C’était beau de voir la vie ordinaire en Côte d’ivoire, de voir les deux filles, deux amies, deux universitaires, face à leur avenir. Ce livre donne à lire une Afrique possible. J’aime vraiment ce jeu du possible, avec des faits du quotidien. Et de voir que l’humanité de ces deux filles est une humanité partagée, avec n’importe qui, et dans n’importe quel pays. J’aime en fait le refus d’essentialiser l’Afrique, comme le vieux continent mythique, mystique, ésotérique. Avant, Véronique Tadjo a postfacé pour Mémoire d’encrier le livre de la grande Sindiwe Magona, Mère à Mère. J’étais heureux de me promener dans ces rêves d’Afrique. Le plus difficile, c’était la réalité politique. Nous avons dû faire en sorte que la crise politique qui est un déclencheur ne prenne pas toute la place. Et que l’imaginaire reste puissant, car il est d’abord question de fiction. Et aussi ce qui importe, c’est que l’horizon est en Afrique, en passant de la Côte d’ivoire à l’Afrique du Sud. Pour moi, c’est simplement un roman, un vrai, un beau et grand roman.

4. La tendance est de proposer aux éditeurs africains des reeditions de livres d'auteurs du continent publiés à l'étranger. Ceci dans le but que ces œuvres soient financièrement plus accessibles aux lecteurs sur en Afrique. Envisagez-vous cette démarche ? Sinon, comment comptez-vous faire pour que le livre puisse être disponible en Afrique ?

Le roman va être édité dans les prochains mois aux éditions Valesse, à Abidjan. Nous avons déjà publié avec Valesse des auteurs comme Blaise Ndala, Sindiwe Magona et, voici le dernier projet avec eux. C’est nécessaire que le livre soit en circulation en Côte d’ivoire. Le livre appartient d’abord à celles et ceux qui ont vécu cette histoire. Le livre sera présent au prochain salon du livre d’Abidjan, en mai prochain. L’autrice et moi, nous y serons. Alors, lectrices et lecteurs, préparez-vous à découvrir ce livre qui est le vôtre.

5. Je remercie la nuit n’est pas le seul roman que vous avez publié en 2024, mais vous avez cru en lui, pourquoi le proposer au prix Kourouma et pas d’autres ? 

Le prix Kourouma est un incontournable pour moi. Car l’Afrique est ce qui m’a précédé en tant qu’Haïtien. Je crois simplement que ce livre mérite tous les prix. C’est avant tout un hymne à l’amitié et à la beauté.

6. Comment Je remercie la nuit porte la littérature contemporaine africaine et reflète la vision de votre maison d’édition ?

Mémoire d’encrier est une maison d’édition-monde. Nous sommes en lien avec les continents et les humains. Dans l’imaginaire du monde, je crois que la part de l’Afrique est colossale. Pour nous, le vrai centre est là-bas, chez vous. C’est en Afrique que le monde trouve ses lumières. Les lumières ne se trouvent pas là où on nous a fait croire. C’est pour nous un pari, comme on le fait avec les autochtones du monde entier. Notre désir est de faire rencontrer les imaginaires, de provoquer la rencontre des univers, en enlevant toutes les frontières. Alors que je vous parle, je suis en train d’éditer à Mémoire d’encrier, avec la romancière palestinienne Yara El-Ghadban, un livre qui nous est précieux et éclairant. Il s’agit du collectif Gaza écrit Gaza. Des récits écrits par de jeunes écrivain.es de Gaza. Voici notre pari. Et nous y croyons.

7. Votre maison d'édition qui s'appelait Mémoire en 2001 à Haïti devient Mémoire d'encrier en 2003 quand vous vous installez au Canada. Quelle mémoire voulez vous raconter à travers les récits que vous éditez ?

Mémoire d’encrier raconte le monde, ceci dans sa diversité, ceci dans toutes les langues, ceci, dans une démarche décoloniale, profondément indépendante, profondément rebelle. Car, comme le dit Darwish, « Aucun peuple n'est plus petit que son poème ». Le monde que l’on nous offre, et que l’on fait circuler n’est pas nécessairement le monde. Ma perspective est qu’il faut ouvrir le dispositif narratif et tout inclure, les voix du sud, les voix du nord, faire corps, ensemble, pour parvenir à faire communauté. C’est à cette condition que le monde sera monde.


 

Le rêve dupêcheur: Les 4 points cardinaux

Le rêve du pêcheur est le cinquième roman de Hemley Boum. Sorti en janvier 2024, ses thématiques, son style d’écriture, sa façon de raconter nous tiennent en haleine et nous interpellent à juste titre. Lors d’une séance de dédicace, elle disait qu’on ne pouvait pas garder pour soi autant d’informations sur ce qui s’est passé, sur ce que nos parents ont vécu. Suivons alors Zack dans son exil. Va-t-il réaliser le rêve du pêcheur ?

Par Carine Nemedeu

1. L’exil est-il la solution à nos problèmes ?

Zack a fui le Cameroun pensant repartir de zéro. Il a eu son baccalauréat, il ne voit aucun avenir pour lui et pourtant il veut faire des études. Cette nouvelle vie serait loin des secrets, des fautes, de sa famille, de ses amis, de son essence. « J’essayais de devenir quelqu’un d’autre mais je ne savais pas qui, ni comment faire ». Faut-il s’exiler pour oublier les souffrances vécues ? Épouser la culture de l’autre au point de se dénier pour se sentir bien ? Zack va essayer des choses pour s’éloigner du Cameroun. Il va se plonger dans ses études et son travail ; Il va découvrir l’art et la littérature négro africaine, de Bob Marley à Aimé Césaire. Il peut à peine parler de Manu Dibango. Il se documente sur la créolité pour paraître cultivé : on lui répond « ces notions à elles toutes seules sont insuffisantes pour dire la complexité du vécu des Noirs à travers les âges et les géographies ». Comment assumer sa culture alors qu’en face ils assument la leur ? Zack sait –il qui il est ? d’où il vient ? Connait-il Campo ? Que sait -il de ses ascendants ? « Mais eux que savent-ils de ma mère ? d’Achille ? de nos voisins de New-Bell ? Ceux dont personne ne s’était hasardé à romancer l’existence ou à conceptualiser la misère ». Ceux qu’il a fui pour un avenir meilleur. Et pourtant « Après vingt ans d’exil, je suis arrivé au bout du bout, au bout de tout. Il est temps de rentrer à la maison » Est-il encore attendu ? de quelle maison parle-t-il ?

2. L’appel de la lignée

Malgré sa fuite en avant, Zack est convaincu d’être protégé « J’ai l’intime conviction que quelqu’un ou quelque chose m’a longtemps protégé de moi-même ». Quel est ce sentiment si fort qui transcende mers et océans ? Peut-être que tous les océans se rejoignent et de ce fait portent les doléances de ceux qui les côtoient. Zack vivait en France depuis des années mais il ne se passait pas un jour où il ne pensait à son ancienne vie à Douala « trop souvent comme une plaie mal cicatrisée ». De « stratégies d’évitement » à n’en plus finir, il tombe sur Julienne et l’épouse. Le passé resurgit. « Quel que soit le danger qu’on fuit et le soulagement de s’en éloigner, chacun mérite de garder quelque part en lui l’espoir d’un retour ». Dans un élan de culpabilité, il va rentrer au Cameroun pour une semaine. Quel choc ! Il a le même prénom que son grand-père, sa julienne celui de sa grand-mère, quelle autre surprise va-t-il découvrir ? Comment se font ces liens invisibles ? Quelle est cette force qui les amène à se retrouver les uns sur le chemin des autres ? « Si quelqu’un ne respecte pas la vie, il doit au moins s’incliner devant la capacité du sang à suivre la veine ». Son arrivée à Campo est l’aboutissement de longues attentes et de réponses de part et d’autre. Finalement il doit beaucoup aux femmes de sa vie : « c’est l’amour inconditionnel des femmes qui te sauve. Souviens-t ’en ! Elles sont les seules à avoir cru en ta survie quand toi-même tu y avais renoncé ».

3. Un roman d’amour

Le rêve du pêcheur est aussi un roman d’amour. L’auteure nous fait vivre différents type d’amour avec une grande subtilité. Nous découvrons une passion amoureuse dévoilée par la tendresse infinie de Zacharias pour son épouse Yalana. La première page du livre nous décrit un couple amoureux et heureux de partager de petits moments à la fois anodins et très intimes. « La remarque comme les caresses faisaient partie des minuscules bonheurs dont il tissait ses réveils ». Cette affection va s’étendre à leurs filles Dorothé et Myriam pour qui Zaccharias va faire des rêves à hauteur de l’amour qu’il a pour elles. « En état de veille ou de sommeil, les siens l’habitaient ». L’amour de Dorothée et du Colonel est d’une grande intensité, et décrit avec finesse « Mon père et ta mère se sont tellement aimés que même la vie s’est sentie obligée de respecter cette affection ». Petit Pa et Nella s’aiment de façon particulière, ils vont apprendre à dompter cet amour. « Il faudrait ne rien avoir vécu pour espérer échapper aux regrets ». Petit Pa et Achille sont des amis de très longue date et leur amour est ancré dans leur enfance. « Malgré nos différences, Achille était mon seul ami ». Cette amitié va-t-elle résister à l’exil ? Qu’en est-il de l’amour du colonel et de Zack ? Ce roman est parsemé de poèmes d’amour, les mots sont des baumes, des pansements, des chuchotements intimes, des inspirations pour se relever. La douceur des mots nous transporte comme le bruit des vagues.

4. Le choc de la modernité

« Le basculement avait commencé comme une aubaine ». Comme tous les pêcheurs, Zaccharias a succombé au charme de la modernité sans se poser des questions. Il voulait le meilleur pour sa famille. On améliorait leur condition de vie, leur condition de travail. De la pêche artisanale à la pêche industrielle où ils se retrouvaient avec des intermédiaires, leur mode de vie a été déstabilisé. Les pêcheurs n’ont pas compris qu’en s’installant, la compagnie d’exploitation leur transférait les risques d’un modèle économique qu’ils ne maîtrisaient pas. « Les dirigeants leur expliquèrent la nécessité d’y adhérer afin de constituer un marché dont ils pourraient contrôler les prix ». Avec les facilités de paiement, Zaccharias s’est acheté une moto, une cuisinière pour Yalana, des poupées pour les filles. Il ne comprenait pas l’inquiétude de sa femme « Il travaillait plus dur qu’il ne l’avait jamais fait pour le confort de sa famille, qu’est-ce qu’il lui fallait de plus » ? Les données changent et ils ne s’en rendent compte qu’une fois pris au piège. Les problèmes surgissent. A l’analyse de leurs difficultés, le couple pensait rembourser les dettes et recommencer leur vie comme avant. Mais non, ils n’ont pas toutes les clés de l’énigme. S’en suivent le vol, la prison, l’humiliation. Zaccharias est pris dans un étau « Combien de fois un homme doit-il faillir avant d’être rendu fou de chagrin et de déshonneur » ? Comment vont -ils survivre à cette descente aux enfers ?

 

Véronique Tadjo : Portrait de la Prix Kourouma 2025

Véronique Tadjo devient la troisième ivoirienne à remporter le prix Ahmadou Kourouma. Elle a reçu son prix le 21 mars dernier dans le cadre du Salon du livre de Genève qui se déroule chaque année depuis vingt ans.

Pat Soultan Tmp

19 ans après le dernier prix Kourouma remporté par un ivoirien dont Koffi Kwahulé avec son livre Babyface en 2006, Véronique Tadjo aujoute un trophée au palmarès de la Côte d'Ivoire dans cette distinction  avec son roman Je remercie la nuit. Ce livre devient le 21ème prix Ahmadou Kourouma, succedant à Vous les ancêtres de Bessora. 

Véronique Tadjo est une poétesse, romancière, universitaire et peintre ivoirienne. Née à Paris d'un père ivoirien et d'une mère française, elle a grandi en Côte d’Ivoire où ses parents se sont installés. Titulaire d'un doctorat en littérature, elle débute sa carrière d’autrice dans les années 1980 et devient rapidement, au fils des publications qui suivent, l'une des voix les plus importantes de la littérature contemporaine africaine, avec notamment le Grand prrix littéraire d'Afrique noire, aujourd'hui appelé Grand prix d'Afrique qui en 2005 a récompensé son livre Reine Pokou publié aux éditions Actes Sud. 

 Véronique Tadjo compte de nombreux ouvrages à son actif qui vont jusqu'à la littérature jeunesse qu'elle illustre elle-même. Elle a aussi consacré des ouvrages à des tragédies africaines telles que le génocide des Tutsi au Rwanda dans son livre L'Ombre d'Imana publié en 2002 chez Actes Sud..

Le prix Kourouma vient confirmer la puissance des écrits de Véronique Tadjo qui racontent la richesse et la complexité de l'Afrique contemporaine, tout en abordant des questions universelles sur l'identité, la mémoire et la résilience.

CESSION DES DROITS : « CETTE DEMARCHE DES AUTEURS NOUS AIDE VRAIMENT »

La cession des droits aux éditeurs africains permet de rendre disponible les livres d’auteurs du continent publiés à l’étranger. Cette appro...